Dans un futur plus ou moins lointain, l’humanité aura consommé ses énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) énergétiquement rentables, choisi de ne plus les utiliser pour éviter un trop fort dérèglement climatique, ou ne disposera plus des technologies nécessaires pour les exploiter en grande quantité. L’objectif de ces ouvrages n’est pas d’apporter des éléments permettant de discuter de cette assertion, car l’épuisement inéluctable des ressources fossiles est, quand on y réfléchit bien, peu discutable.
Un débat autour de cette question porte bien évidemment sur le quand, mais nous ne nous y aventurons pas, considérant simplement que cette problématique est suffisamment importante pour que, quelle que soit l’échéance, nous y réfléchissions dès à présent.
Le second débat autour de cette question porte sur le fait de savoir si l’arrêt des énergies fossiles portera un coup fatal à notre civilisation occidentale hyper-technologisée ou non. Pour résumer de manière caricaturale le débat, certains pensent que la fin des énergies fossiles n’est pas un problème car l’humanité trouvera des solutions technologiques (énergies renouvelables, fusion nucléaire, fission nucléaire de 4ème génération, technologie de rupture) qui permettront d’assurer un avenir radieux à l’humanité – ou du moins à une partie d’entre elle – pour des millénaires, avec un niveau de complexité technologique comparable ou supérieur à celui que nous avons actuellement dans les pays dits développés.
D’autres pensent qu’aucune solution technologique ne nous permettra de maintenir cette complexité à – suivant les gens – court, moyen, ou long terme, en l’absence de la source d’énergie très concentrée et sans équivalent que constituent les énergies fossiles. C’est dans ce contexte que se situent ces ouvrages : peut-on réfléchir de manière rationnelle et méthodique à ces questions ?
Vers l’étude de la pérennité des systèmes techniques
Plus précisément, la question à laquelle nous souhaitons réfléchir est la suivante:
« En l’état actuel de nos connaissances, à quel niveau de complexité technologique une société n’utilisant pas les énergies fossiles peut-elle prétendre tout en restant à l’équilibre pendant plusieurs millénaires? ».
Ce que nous entendons par « à l’équilibre » est « qui se renouvelle à peu près à l’identique ». Pour prendre un contre-exemple, une société dont le système de production énergétique ou la densité de population évolue fortement dans le temps n’est pas « à l’équilibre ».
De même, une consommation trop élevée de ressources renouvelables ou non-renouvelables ne permet pas de maintenir un système technique dans le même état pendant plusieurs millénaires, obligeant à son évolution pour s’adapter à une raréfaction des ressources. Une autre manière, plus simple, de formuler la même question est :
« à quoi pourrait donc ressembler un système technique pérenne ? »
La notion de pérennité sera développée plus amplement au cours du deuxième tome de cette série d’ouvrages.
Les sociétés préindustrielles
L’étude du passé renferme déjà des premières réponses à ces questions. Ainsi, certaines sociétés traditionnelles ou préindustrielles, composées majoritairement de chasseurs-cueilleurs, d’agriculteurs ou d’éleveurs, se sont perpétuées avec un système technique relativement inchangé pendant des millénaires. D’autres ont évolué lentement, sur des centaines d’années ou des millénaires, vers des systèmes techniques plus complexes. Dans les quelques siècles précédant la révolution industrielle en Europe, des proto-industries se sont développées, impliquant fortement les campagnes dans la production manufacturière, au sein de systèmes techniques requérant une organisation à relativement large échelle.
Ces systèmes techniques précédant de peu la révolution industrielle étaient-ils pérennes, alors qu’ils prenaient place dans une période où le charbon commençait déjà à être utilisé, et où les craintes liées à la déforestation et à une utilisation trop intensive du bois étaient déjà très présentes ? Et ceux les ayant précédés ou étant toujours en place dans d’autres régions du monde à la même époque étaient-ils plus pérennes? Cela fait partie des problématiques qui seront abordées dans ces ouvrages.
Les technologies modernes
Quant à toutes les techniques apparues après la révolution industrielle, elles posent un gros défi. La révolution industrielle a débuté avec une utilisation massive du charbon sur laquelle s’est ensuite construite toute la suite : l’utilisation de l’électricité comme vecteur d’énergie, le développement de l’hydroélectricité, le forage du pétrole, le développement de centrales nucléaires, etc.
On peine à imaginer ce qu’il pourrait advenir de notre édifice technologique actuel lorsque la brique de base (le charbon) et deux autres briques essentielles (pétrole, gaz) n’en feront plus partie. Nous ne nous aventurerons pas à réfléchir directement à cette problématique, mais notre intuition nous laisse penser que réussir à maintenir la globalité de l’édifice en leur absence est très certainement impossible.
Méthodologie
Notre méthodologie pour discuter de la pérennité des systèmes techniques sera la suivante. Dans un premier temps nous souhaitons nous pencher sur les systèmes techniques du passé n’utilisant pas les énergies fossiles, et discuter de leur éventuelle pérennité. Cela ne nécessite pas qu’ils aient démontré cette pérennité en restant inchangés pendant des millénaires, car extrêmement peu de systèmes techniques remplissent cette condition.
En revanche, nous aurons à discuter si certains auraient pu rester plus ou moins identiques pendant plusieurs millénaires, en nous penchant sur les consommations de ressources et éventuelles dégradations environnementales qui leur étaient associées. Une autre question qui peut se poser est celle de la relation entre pérennité et complexité : l’augmentation de la complexité technique se fait-elle au détriment de la pérennité, ou pas nécessairement? Nous tenterons de voir à travers quelques exemples ce qu’il en est.
Une fois certains systèmes techniques pérennes identifiés, une seconde étape consistera à étudier si des technologies ou des connaissances scientifiques modernes pourraient être intégrées à ces systèmes techniques. Si on découvrait que, par exemple, le système technique du haut Moyen Âge (Vème – Xème siècle) était plus ou moins pérenne, on pourrait étudier si la méthanisation, le vélo, le moteur électrique ou l’anesthésie générale pourrait être intégrés à ce système technique, à condition d’utiliser des moyens de production de l’époque.
Évidemment, chercher à intégrer une technologie complexe à un système technique donné nécessitera d’étudier toutes les techniques intermédiaires nécessaires à sa production. Par exemple, fabriquer un moteur électrique au Moyen Âge nécessiterait d’étudier la fabrication d’aimants permanents, de rotors, de roulements à bille, et de fils entourés d’isolant électrique. Il s’agira également d’étudier si, après l’ajout d’une nouvelle technique, le nouveau système resterait pérenne: la nouvelle technique pourrait-elle être maintenue pendant plusieurs millénaires ?
En quelque sorte, notre approche nécessite de se demander ce qu’un ou une scientifique moderne serait capable de réaliser si il ou elle était placée dans un système technique du passé. Pour reprendre l’analogie avec l’édifice et ses briques, nous ne chercherons pas à réfléchir à la manière de maintenir notre édifice actuel en équilibre, mais plutôt à réfléchir à la construction d’un nouvel édifice, en partant d’une base connue du passé, avec comme contrainte de n’utiliser que des techniques pérennes, qui pourraient être maintenues pendant des millénaires.
Les différents tomes
Notre série d’ouvrages sera organisée en trois tomes de nature assez différente les uns des autres.
Tome 1 : Techniques et énergie dans les sociétés préindustrielles
Le premier tome, très illustré, présentera une histoire des techniques et de l’énergie couvrant la période allant du Néolithique à la révolution industrielle. Ceci nous permettra de découvrir quelles sont les techniques « sans charbon et sans pétrole » qui furent développées et utilisées par les anciens. Nous pencher en détail sur ces dizaines de millénaires où, sans être moins ingénieux que nous, nos ancêtres n’utilisaient pas, ou très peu, les énergies fossiles, nous parait être un préalable indispensable à toute réflexion sur notre avenir.
Certaines techniques anciennes sont bien connues, y compris du grand public : qu’on pense aux procédés d’allumage du feu dans la préhistoire ou aux aqueducs romains, mais d’autres le sont beaucoup moins. Se plonger dans l’histoire humaine par le biais de la technique est par ailleurs une expérience passionnante, indépendamment du sujet qui nous préoccupe ici.
Ce tome comportera également une analyse énergétique détaillée des systèmes techniques préindustriels, et de la transition énergétique s’étant opérée lors de la révolution industrielle. Le cas de la France et de l’Angleterre y seront notamment étudiés en détail. Enfin, la manière dont les systèmes de production d’énergie mécanique d’origine renouvelable (moulins à eau et à vent) ont évolué à la suite de la révolution industrielle sera présentée, illustrant la nécessité d’avoir accès à une quantité d’énergie thermique importante pour augmenter le rendement et la puissance de ces sources d’énergie.
Tome 2 : Pérennité de systèmes techniques du passé
Le deuxième tome, après quelques détails méthodologiques et discussions préalables concernant les mécanismes à l’origine des évolutions techniques des sociétés humaines, rentrera dans le vif du sujet.
Nous étudierons successivement plusieurs exemples précis de systèmes techniques du passé, de complexité croissante, incorporant progressivement de nouvelles briques pouvant éventuellement avoir une influence sur leur pérennité : agriculture, métallurgie, etc. Seront ainsi étudiés les systèmes techniques utilisés par les Fuégiens (chasseurs-cueilleurs de la Terre de Feu), les aborigènes australiens, les Tikopiens (habitants d’une île isolée du Pacifique), les agriculteurs irlandais, et les français au Moyen Âge.
Chaque système technique fera l’objet d’une présentation de ses éléments constituant et d’une étude détaillée portant sur, entre autres, ses impacts environnementaux, et son utilisation des ressources renouvelables et minérales.
Tome 3 : Quels systèmes techniques pérennes pour notre futur?
Le troisième tome sera l’occasion d’une réflexion brique élémentaire par brique élémentaire. Nous étudierons des techniques précises qui ne sont historiquement apparues qu’après la révolution industrielle, et dont nous pensons, pour différentes raisons, qu’elles pourraient avoir un intérêt pour les sociétés humaines. Elles couvriront de nombreux aspects de la vie humaine : production alimentaire, production d’énergie, médecine, transport, …
Ce troisième tome sera composé de nombreux articles, chacun traitant d’un objet en particulier, se penchant sur les conditions historiques de son apparition, son rôle sociétal, ses conditions de production, ses impacts environnementaux et son éventuelle incorporation dans un système technique pérenne. Ces différents articles nous permettront d’avancer dans la détermination de systèmes techniques qui pourraient assurer le bien-être des humains sur le long terme.
Ce dernier tome s’achèvera par une discussion sur les aspects sociaux, et élargira donc la réflexion des systèmes techniques vers les systèmes socio-techniques. En effet, au-delà des aspects purement techniques, la pérennité d’une société ne peut s’envisager que si ses structures sociales et politiques, ses valeurs et ses règles de fonctionnement sont adaptées à la recherche du maintien du bien-être de ses membres sur le long terme.